Chère Monique,
Voici donc nos deux maris à la retraite. Une nouvelle page de leur vie et de la notre s'ouvre, et je partage tes appréhensions. Pendant toute la semaine, Philippe a été d'une humeur charmante, jusqu'à hier où, quand j'ai voulu mettre ses tenues dans des housses, il est monté sur ses grands chevaux. Il m'a demandé à quoi je pensais, qu'il allait encore en avoir besoin, qu'un général pouvait être rappelé à tout moment, et qu'il était hors de question qu'il parte à la guerre en sentant la naphtaline.
En attendant cet hypothétique rappel, il a plein de projets qui concernent essentiellement ses loisirs:

tennis, golf, bridge, vélo, etc.Quand je lui ai fait remarquer qu'il pouvait aussi avoir des loisirs à la maison, courses, ménage, vaisselle, repassage, etc., il m'a répondu que cela faisait 40 ans que je m'en occupais, que je débrouillais très bien et qu'il craignait d'être plus un handicap qu'autre chose.
Il ne perd rien pour attendre. Le plus urgent pour le moment est de nous trouver une maison. Philippe qui n'a aucune idée des prix va devoir en rabattre, lui qui voulait un bureau aussi grand et avec la même vue que celui qu'il occupait à l'Ecole militaire.
Hier soir, il a eu un petit coup de cafard. Il m'a dit que c'était parce qu'il n'arrivait pas à trouver le 1 horizontal de son mots croisés, qui était pourtant simple: oiseau breton en 6 lettres commençant par c et finissant par soar. Je ne l'ai bien sûr pas cru et lui ai demandé s'il ne regrettait pas l'armée. Il m'a répondu "Non, rien de rien, je ne regrette rien..."

(MUSIC 1: Non, je ne regrette rien. Chanté)

Monsieur,
Je pense avoir trouvé une maison satisfaisant aux critères particulièrement exigeants que vous m'aviez fixés.

Le prix d'abord qui est très modéré. La maison est située dans un lotissement où habitent de nombreux militaires à la retraite. Les riverains ayant peu à peu déserté l'endroit en raison des diverses nuisances du type réveils au clairon, diffusion de musique militaire, interdiction de toute lumière après l'extinction des feux, la valeur des biens s'y est fortement dépréciée. J'espère que vous n'avez rien contre les militaires en général et à la retraite en particulier.

Chère Monique,

Nous avons trouvé notre maison. Il y a bien sûr quelques travaux à faire qu'il faudra confier à des artisans puisque je ne peux hélas pas compter sur Philippe. Comme il me l'a dit: quand je faisais la guerre, je n'ai jamais bricolé, ce n'est pas maintenant que je vais commencer. Il y a une très grande entrée à laquelle je ne toucherai pas. Une chambre de bonne au sous-sol dont je ferai la buanderie. Une remise dans le jardin où j'installerai mon atelier de peinture, ainsi qu'un arbre en boule que je ferai abattre.
Le seul problème est le prix qui excède nos capacités financières et il nous va donc falloir demander un prêt. Philippe va s'en occuper.

Mon général,
J'ai bien reçu votre courrier où vous me faisiez part de votre mécontentement devant le refus de notre banque de vous accorder le prêt que vous sollicitiez. Qu'au cours de sa carrière le maréchal Vauban ait réalisé d'excellents investissements est une chose; que vous fassiez le siège de notre établissement en est une autre.
Ce courrier a pour objet de vous confirmer par écrit ce que j'ai eu l'honneur de vous dire de vive-voix.

La monnaie actuellement en vigueur en France est l'euro et non plus l'ancien franc.
Le fait que vous soyez général ne signifie pas que la Société Générale doive vous réserver un traitement particulier. C'est comme si vous me disiez que sous prétexte que vous avez servi à Lyon, le Crédit Lyonnais vous serait redevable.
Votre accusation d'antimilitarisme est infondée. La meilleure preuve est que notre succursale a récemment accordé un prêt à un officier qui était, il est vrai, général d'armée et offrait en conséquence une meilleure garantie que la votre.
Après expertise, il s'avère que le diamant que vous avait offert votre ami l'empereur Bokassa lors de l'opération Barracuda, et que vous m'avez remis à titre de caution, est en réalité un bouchon de carafe et n'a aucune valeur marchande.

Il vous faut absolument trouver d'autres sources de financement
Le mieux serait de vous adresser à votre ministre de la Défense pour obtenir une promotion, ou, mieux, de repartir à la guerre dans un territoire dont vous pourriez pressurer les habitants et obtenir d'eux les liquidités qui vous font défaut.
Une autre solution consisterait à trouver un emploi dans le civil et ajouter ainsi une retraite-chapeau à votre retraite-képi. Plus rien alors ne vous empêcherait d'offrir à madame la générale la maison bleue dont elle rêve.

(MUSIC 2. C'est une maison bleue. Clarinette seule)

Chère France,

Je te trouve bien sévère avec Philippe qui, d'après toi, ne fait rien pour chercher un emploi. C'est oublier un peu vite que ton mari est général et qu'ayant occupé de hautes fonctions, il risque de déchoir en acceptant une place qui ne serait pas à la hauteur de ses capacités.
Mon Georges, qui était colonel, n'a pas ce problème. Du coup, il est parti bille en tête comme s'il avait une revanche à prendre sur un destin funeste. Il vient d'être recruté coup sur coup comme consultant par la Mairie, et comme conseiller militaire par une entreprise agroalimentaire du coin nommée Tutifruiti, qui fabrique, entre autres, de la concrète de fruits. Il va pouvoir s'y faire les dents. Il est ravi. Reste à espérer que ses employeurs le seront aussi.