Brunnen, capitale de la Moravie,
19 frimaire 1805
Ne sois pas étonnée de mon silence, chère
amie, la rapidité de notre marche et le peu de repos qu'on nous
donne ne m'ont pas même permis de t'écrire ces derniers jours
; mais aujourd'hui je vais me dédommager un peu. Une indisposition
de l'Empereur nous retient dans cette ville deux ou trois jours, ce qui
me donne un moment pour m'entretenir avec toi. Comme je sais que tu es
curieuse de tous les détails, je vais reprendre le récit
de la campagne depuis Augsbourg. Après mon retour d'Ulm, nous partîmes
de cette ville et nous fûmes droit à Munich, capitale de
la Bavière où nous restâmes trois jours. Nous traversâmes
ensuite le reste de la
Bavière pour marcher contre les Russes, qui étaient sur
les bords de l'Inn.Les ennemis ont toujours battu en retraite, et on n'a
eu jusqu'à Vienne que quelques légers combats avec leurs
arrière-gardes. Nous avons donc traversé l'Autriche comme
des voyageurs, et après nous être arrêtés trois
Jours à Lentz, nous sommes arrivés dans cette capitale orgeuilleuse,
dont la prise semblait être le terme de nos travaux et de nos misères;
mais,hélas ! ma chère, quelle fut ma surprise et ma douleur
quand je vis que nous traversions la ville sans nous y arrêter !
A peu de distance de Vienne, on a fait un grand nombre de prisonniers
et l'on s'est emparé d'un parc considérable. Le lendemain
nous sommes arrivés sur le champ de bataille d'un combat très
vif que l'on venait d'avoir avec les Russes ; les morts couvraient la
plaine des deux côtés de la route J'en regarde quelques-uns
pour voir les différents régiments qui ont donné
; j'en aperçois beaucoup du 75e ; je m'informe, on me dit que ce
régiment a été très maltraité et qu'il
a perdu beaucoup d'officiers, mais enfin j'apprends que Joseph se porte
bien et qu'il en a été quitte pour quelques coups de crosse
sur la tête. Nous sommes entrés en Moravie et nous avons
demeuré quelquesjours dans la capitale, où je suis encore
à présent.Là, on a parlé de paix ; il est
venu des ambassadeurs, mais sans doute les conditions leur ont paru trop
dures. Les ennemis ont voulu tenter le sort d'une bataille, ils ont réuni
leurs forces à quatre lieues d'ici ; leur armée était
formidable et les deux empereurs les commandaient en personne.
Trois jours avant la bataille, on nous fait sortir de la ville et nous
avons été camper à une lieue de l'ennemi. L'Empereur
y est venu lui-même et a couché dans sa voiture, au milieu
de notre camp. Pendant les trois jours qui ont précédé
la bataille, il n'a cessé de se promener dans tous les camps et
de parler tantôt aux soldats, tantôt aux chefs.
Nous faisions groupe autour de lui. J'ai entendu plusieurs de ses conversations
qui étaient très simples, mais qui roulaient toujours sur
les devoirs des militaires. Enfin, la veille de la bataille, qui était
celle de l'anni-versaire de son couronnement, il fit une proclammation
dans laquelle il nous engagea à nous conduire avec notre intrépidité
ordinaire et nous promit de se tenir loin de nous tant que la victoire
nous suivrait. « Mais, dit-il,si par malheur vous balancez un moment,
vous me verrez voler dans vos rangs pour y remettre le bon ordre. »
II nous promit ensuite de nous donner la paix après cette bataille,
nous assurant que nous prendrions nos cantonnements. Nous répondîmes
par des cris de joie, qui annoncèrent un heureux succès.
Des torches s'allumèrent, la musique se joignit aux chants d'allégresse
de toute l'armée. Il semblait que chacun célébrait
son retour dans sa famille et éprouvait lajoie qu'on ressent en
voyant son père, sa mère et ses frères. Cependant
combien de ces hommes si joyeux ne devaient plus revoir leur patrie !
Dès l'aurore, les tambours et les trompettes annoncent le combat
; on part au cri de Vive l'Empereur /on bat la charge. Ces mots sont encore
répétés avec plus de force et portent la terreur
dans les rangs ennemis. Nous chargeons avec la rapidité de l'éclair
et le carnage est horrible. Les balles sifflent. L'air gémit au
bruit des canons et de nos voix menaçantes que la mort suit de
près. Bientôt les phalanges ennemies s'ébranlent et
se mettent en désordre ; enfin nous les culbutons entièrement.
Un point nous résiste ; les batteries en un instant sont enlevées,
les canonniers hachés sur leurs pièces, et ce qui échappe
à notre fer cherche son salut dans la fuite ou une mort plus lente
dans les lacs. On n'a rien vu d'égal, ma bonne amie, à cette
bataille mémorable. De l'avis des plus vieux militaires, c'est
la plus meurtrière qu'il y ait encore eu. Je ne veux pas te peindre
l'horreur du champ de bataille : les blessés, les mourants implorant
la pitié de leurs camarades. J'aime mieux ménager ta sensibilité
et me bornerai à te dire que j'ai été très
ému et quej 'ai désiré que les empereurs et les rois
qui cherchent la guerre sans des motifs légitimes fussent condamnés,
pour leur vie, à entendre les cris des misérables blessés
qui sont restés troisjours sur le champ de bataille sans qu'on
leur ait porté aucun secours. La perte ducôté des
Russes est innombrable ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on voit sur
le champ de bataille au moins soixante Russes pour un Français
;ce n'est qu'en un endroit que j'ai vu presque autant de Français
que de Russes.
Depuis ce jour, il n'y a plus eu de combat. Les deux empereurs se sont
vus en notre présence ; on assure que celui d'Allemagne a promis
tout ce qu'a voulu celui de France. Les troupes se retirent, nous retournons
à
Vienne demain etj'espère que nous ne tarderons pas à reprendre
la route de Paris. Arrivé, je demande une permission et je vole
dans ma famille.C'est près de toi, c'est près de vous tous
que je compte me dédommager de toutes mes fatigues et oublier toutes
mes peines. Un seul instant effacera
tout cela et je t'embrasserai de grand cur.
L'Empereur nous a fait un petit discours en proclamation qui a été
lu dans toute l'armée. Il a témoigné sa satisfaction
pour notre courage et commence par ces mots :« Soldats, je suis
content de vous ! » II nous
promet ensuite une paix digne de nous, et puis nous annonce notre prochain
retour dans notre patrie et la joie de nos compatriotes en nous revovant.
Il termina ainsi sa harange : « II vous suffira de dire : "
J'étais à la bataille d'Austerlitz " pour qu'on s'écrit
: " Voilà un brave ! " »
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