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AUSTERLITZ
2 décembre 1805
2 S an 0
>>>2S
Récit de la bataille d' AUSTERLITZ >>>lettre de Thomas Bugeaud à sa soeur
Brunnen, capitale de la Moravie, 19 frimaire 1805

Ne sois pas étonnée de mon silence, chère amie, la rapidité de notre marche et le peu de repos qu'on nous donne ne m'ont pas même permis de t'écrire ces derniers jours ; mais aujourd'hui je vais me dédommager un peu. Une indisposition de l'Empereur nous retient dans cette ville deux ou trois jours, ce qui me donne un moment pour m'entretenir avec toi. Comme je sais que tu es curieuse de tous les détails, je vais reprendre le récit de la campagne depuis Augsbourg. Après mon retour d'Ulm, nous partîmes de cette ville et nous fûmes droit à Munich, capitale de la Bavière où nous restâmes trois jours. Nous traversâmes ensuite le reste de la
Bavière pour marcher contre les Russes, qui étaient sur les bords de l'Inn.Les ennemis ont toujours battu en retraite, et on n'a eu jusqu'à Vienne que quelques légers combats avec leurs arrière-gardes. Nous avons donc traversé l'Autriche comme des voyageurs, et après nous être arrêtés trois Jours à Lentz, nous sommes arrivés dans cette capitale orgeuilleuse, dont la prise semblait être le terme de nos travaux et de nos misères; mais,hélas ! ma chère, quelle fut ma surprise et ma douleur quand je vis que nous traversions la ville sans nous y arrêter !
A peu de distance de Vienne, on a fait un grand nombre de prisonniers et l'on s'est emparé d'un parc considérable. Le lendemain nous sommes arrivés sur le champ de bataille d'un combat très vif que l'on venait d'avoir avec les Russes ; les morts couvraient la plaine des deux côtés de la route J'en regarde quelques-uns pour voir les différents régiments qui ont donné ; j'en aperçois beaucoup du 75e ; je m'informe, on me dit que ce régiment a été très maltraité et qu'il a perdu beaucoup d'officiers, mais enfin j'apprends que Joseph se porte bien et qu'il en a été quitte pour quelques coups de crosse sur la tête. Nous sommes entrés en Moravie et nous avons demeuré quelquesjours dans la capitale, où je suis encore à présent.Là, on a parlé de paix ; il est venu des ambassadeurs, mais sans doute les conditions leur ont paru trop dures. Les ennemis ont voulu tenter le sort d'une bataille, ils ont réuni leurs forces à quatre lieues d'ici ; leur armée était formidable et les deux empereurs les commandaient en personne.
Trois jours avant la bataille, on nous fait sortir de la ville et nous avons été camper à une lieue de l'ennemi. L'Empereur y est venu lui-même et a couché dans sa voiture, au milieu de notre camp. Pendant les trois jours qui ont précédé la bataille, il n'a cessé de se promener dans tous les camps et de parler tantôt aux soldats, tantôt aux chefs.
Nous faisions groupe autour de lui. J'ai entendu plusieurs de ses conversations qui étaient très simples, mais qui roulaient toujours sur les devoirs des militaires. Enfin, la veille de la bataille, qui était celle de l'anni-versaire de son couronnement, il fit une proclammation dans laquelle il nous engagea à nous conduire avec notre intrépidité ordinaire et nous promit de se tenir loin de nous tant que la victoire nous suivrait. « Mais, dit-il,si par malheur vous balancez un moment, vous me verrez voler dans vos rangs pour y remettre le bon ordre. » II nous promit ensuite de nous donner la paix après cette bataille, nous assurant que nous prendrions nos cantonnements. Nous répondîmes par des cris de joie, qui annoncèrent un heureux succès. Des torches s'allumèrent, la musique se joignit aux chants d'allégresse de toute l'armée. Il semblait que chacun célébrait son retour dans sa famille et éprouvait lajoie qu'on ressent en voyant son père, sa mère et ses frères. Cependant combien de ces hommes si joyeux ne devaient plus revoir leur patrie !
Dès l'aurore, les tambours et les trompettes annoncent le combat ; on part au cri de Vive l'Empereur /on bat la charge. Ces mots sont encore répétés avec plus de force et portent la terreur dans les rangs ennemis. Nous chargeons avec la rapidité de l'éclair et le carnage est horrible. Les balles sifflent. L'air gémit au bruit des canons et de nos voix menaçantes que la mort suit de près. Bientôt les phalanges ennemies s'ébranlent et se mettent en désordre ; enfin nous les culbutons entièrement. Un point nous résiste ; les batteries en un instant sont enlevées, les canonniers hachés sur leurs pièces, et ce qui échappe à notre fer cherche son salut dans la fuite ou une mort plus lente dans les lacs. On n'a rien vu d'égal, ma bonne amie, à cette bataille mémorable. De l'avis des plus vieux militaires, c'est la plus meurtrière qu'il y ait encore eu. Je ne veux pas te peindre l'horreur du champ de bataille : les blessés, les mourants implorant la pitié de leurs camarades. J'aime mieux ménager ta sensibilité et me bornerai à te dire que j'ai été très ému et quej 'ai désiré que les empereurs et les rois qui cherchent la guerre sans des motifs légitimes fussent condamnés, pour leur vie, à entendre les cris des misérables blessés qui sont restés troisjours sur le champ de bataille sans qu'on leur ait porté aucun secours. La perte ducôté des Russes est innombrable ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on voit sur le champ de bataille au moins soixante Russes pour un Français ;ce n'est qu'en un endroit que j'ai vu presque autant de Français que de Russes.
Depuis ce jour, il n'y a plus eu de combat. Les deux empereurs se sont vus en notre présence ; on assure que celui d'Allemagne a promis tout ce qu'a voulu celui de France. Les troupes se retirent, nous retournons à
Vienne demain etj'espère que nous ne tarderons pas à reprendre la route de Paris. Arrivé, je demande une permission et je vole dans ma famille.C'est près de toi, c'est près de vous tous que je compte me dédommager de toutes mes fatigues et oublier toutes mes peines. Un seul instant effacera
tout cela et je t'embrasserai de grand cœur.
L'Empereur nous a fait un petit discours en proclamation qui a été lu dans toute l'armée. Il a témoigné sa satisfaction pour notre courage et commence par ces mots :« Soldats, je suis content de vous ! » II nous
promet ensuite une paix digne de nous, et puis nous annonce notre prochain retour dans notre patrie et la joie de nos compatriotes en nous revovant. Il termina ainsi sa harange : « II vous suffira de dire : " J'étais à la bataille d'Austerlitz " pour qu'on s'écrit : " Voilà un brave ! " »

Ton frère,
Thomas BUGEAUD