Chronique
baroque et irrévérencieuse
André Thiéblemont
Le 18 juin 1840, dans une gargote enfumée du bord de Seine près de Puteaux ! Devant une rafale de pichets de vin blanc du clos de Suresnes, Vincenzo Bellini, le maître italien du bel canto, est attablé en compagnie d’une bande de gaillards joyeux et plein d’entrain qui font grand vacarme. Ces gaillards ne sont pourtant pas des ruffians ! Ce sont des saint-cyriens ! Ils sont étrangement vêtus. Ils portent un uniforme hétéroforme étonnamment baroque, panaché de touches vestimentaires personnelles : vestes de treillis bariolées ou vareuses de hussards à brandebourg, sarouals, chèches ou foulards immaculés autour du cou, képis et calots bahutés ou casques Adrian piqués du plumet rouge et blanc ! Parmi d’autres, on reconnaît Léon Bouysset, Kuhnholzt-Lordat alias Bercedague, Serge Parisot, Bernard Moinet, Bernard Degenne, Alain d’Alançon, Michel Delprat et Jean Paul Favreau, le grand François, Michel Barbarin, François Lecointre, Xavier Pineau et Vincent Saint-Denis, Marc Vatel, Benoît Olié...
Amusé, Vincenzo Bellini écoute leurs tchatches colorées, ponctuées d’énormes éclats de rire. Sa beauté romantique est venue quelques mois prendre pension chez des amis à Puteaux. Il y compose un opéra, « Les Puritains », que le Théâtre-Italien de Paris lui a commandé. Bellini est né à Catane en Sicile, au pays du baroque, là où l’architecture, l’action ou la parole sont faites d’étonnements, de volutes et d’enroulements, de broderies et de figures fantasmagoriques, là où se mêlent les styles et les genres dans une perpétuelle dynamique, là où la volte n’a cessé d’engendrer la révolte face aux conquérants romains, arabes, normands, espagnol. D’une personnalité discrète, il n’en est pas moins imprégné des éclats baroques de l’art de vivre sicilien qui ont impressionné son enfance. Ses conceptions mélodiques, les dramaturgies et les héros de ses premières œuvres en sont marqués.
Aussi, dans ce lieu populaire où il aime venir écrire ses partitions, a-t-il vite été attiré par cette compagnie de cyrards hauts en couleurs, furieux personnages qui iront demain sabrer sur la terre africaine et peut être y mourir, mais qui, plutôt que de pâlir sur de noirs bouquins, ont coutume, le soir venu, de franchir le mur du pékin pour se retrouver dans cet estaminet jusque tard dans la nuit. Il les sait braves et fantasques comme ses héros. Leur parole velue, faconde et théâtrale le fascine, avec ses volutes métaphoriques, ses détournements et ses jeux de sens ! Comme cette phrase que clame l’un d’eux, Léon Bouysset, lorsqu’il pénètre dans le café : « Nous sommes commandés par des cons ! Patience notre tour viendra ! »[1]
Il est vrai que devant Bellini se dresse une race particulière de saint-cyriens. Non pas de futurs officiers éduqués dans une vision doloriste de l’action héroïque qui invoquent à tout bout de champ l’esprit de sacrifice, le sens du devoir ou le service de la patrie ! Mais bien plutôt des héritiers de la furia francese, épicuriens de la guerre et aristocrates de la prouesse, soldats plutôt que militaires, l’honneur chatouillé par le regard des autres, allant vers la bataille pour le plaisir des sens, redoutant l’encasernement, recherchant le plaisir d’inutiles prouesses, bravant l’autorité tracassière, le vorace, le gendarme ou le pékin.
Ces saint-cyriens, qui pour un soir sont sortis de l’enfer, sont des « fines galettes », la quintessence d’un style épique d’officier français ! A l’époque, les saint-cyriens se classaient en quatre catégories : les « crétins potasseurs » et les « crétins » d’une part, qui, tenant la première moitié du classement, étaient distingués depuis les années 20 par le port d’épaulettes à frange ; les « officiers galette » et les « fines galettes » d’autre part, les réprouvés du classement, signalés par une épaulette sans frange[2]. Cet attribut rond et plat de l’indignité avait été surnommé « galette » ! Ceux qui la portaient, des médiocres au regard des critères de l’institution, s’étaient vite identifiés à leur insigne distinctif : ils s’étaient nommés les « officier galettes » ! Fréquemment punis, méprisant l’apprentissage besogneux des arcanes de la règle militaire et de la gestion technocratique des ressources dites « humaines », les galettes excellaient en revanche dans le commandement des pelotons et dans tout ce qui touchait au maniement des armes. Selon certains chroniqueurs, ils avaient « tout ce qui fait le brillant soldat : l’esprit d’aventure, l’insouciance de la fatigue et du danger, l’amour de la compagnie, la parole cocasse et la poignée de main fidèle»[3]. Plus un élève se complaisait dans les profondeurs du classement, plus il était « fin » et en conséquence, « fine galette » ! Cette position était enviable ! En effet, à une époque où les honneurs militaires se conquéraient à la pointe de la bravoure, il n’était nul besoin de travailler la pompe ou d’aller surfer sur la côte d’Am pour accéder aux honneurs. Tout laissait à penser que la gloire était promise aux galettes et plus encore aux fines galettes. Il suffisait qu’ils aillent là où l’on se bat, là où l’épreuve n’est pas épargnée, là où la mort et les mauvais coups peuvent être au rendez-vous ! Est-ce qu’à faire la pompe éperdument, ils s’étaient échinés à s’en rendre foüss, ces officiers sortis dans les derniers rangs de l’Ecole qui s’illustraient maintenant sur la terre africaine et dont les exploits provoquaient l’explosion des audimat de Cinq colonnes à la une ou d’ Envoyé spécial ? Les galettes se présentaient comme les héritiers des héros d’Arcole et de Lodi, d’Austerlitz ou de Wagram, les épigones des Kleber, des Marceau, des Massena ou des Murat, de ces officiers de feu pour lesquels la bravoure et la prouesse tenaient lieu de brevet. Au Bahut, leur insigne distinctif était peu à peu devenu un symbole de l’élection. La galette faisait l’objet d’un véritable culte administré non sans humour par les galettes : suspendue à l’arbre du Quinconce, à proximité du marchfeld de l’Ecole que surveillaient les colères de Kleber, la « Sainte Galette » était l’ostensoir d’un futur glorieux devant lequel les galettes contraignaient les melons à se prosterner !
Au gré de ses conversations avec ses amis saint-cyriens, Vincenzo Bellini avait été mis au fait de leur statut peu ordinaire. Il avait surtout été témoin de leurs comportements fougueux. La semaine passée, dans cette auberge de Puteaux, une rixe avait éclaté. Alors que Bellini et sa cohorte de fines galettes étaient attablés à discourir avec enflure, une bande de malfaisants en ribote avait mis en tourment l’accorte servante du lieu, troussant ses jupons et tentant d’y palper leurs secrets. Mariette était de Joinville le Pont. C’était une payse de Barbarin que sa peau fine et veloutée ne laissait pas indifférent. Celui-ci s’était levé, il avait marché calmement en direction du plus malfaisant des margoulins et l’avait apostrophé : « Mossieur ! Votre comportement envers cette joliesse qui se trouve être ma payse m’est insupportable et je vous le fais savoir ! » Il l’avait alpagué par le col et projeté à quelques mètres. Les voyous s’étaient levés et le surin à la main, ils s’étaient rués sur Barbarin. Alors, Bouysset en tête, les fines galettes s’étaient aussitôt placés en ligne mince de section par six et, brandissant leur casoar pour toute arme, ils avaient chargé la bande d’austro-hongrois. Une échauffourée sanglante s’en était suivie ; l’ennemi avait rompu, quittant l’estaminet en débandade, emportant ses blessés.
Ce soir de juin 1840, un vieil homme droit comme un jeune soliveau, s’est approché de la tablée de Vincenzo. Vincenzo et les galettes le connaissent bien. C’est un habitué du lieu. Lui aussi, dans un temps lointain, a été fine galette avant de faire vingt ans de campagne derrière l’Empereur qui en avait fait un général. C’est un colosse encore vert, une belle gueule taillée à la machette, le poil noir, les sourcils broussailleux et les cheveux drus et ras. Charles Mangin s’est lourdement assis aux cotés de Vincenzo.
– Come sta care soldato ?
– Ah ! Mon cher Vincenzo, ça va comme les chibanis ! Si je n’avais pas cette foutue blessure, celle du pont d’Arcole ! ! !
– Ah ah, compagneros ! Porque de dios ! Vous étiez au pont d’Arcole ?
L’exclamation de Favreau dont le verbe haut et caustique mais chaleureux pouvait être souvent pris pour de l’agression surprit le vieux soldat !
– Oui, bien sûr j’étais au pont d’Arcole, jeune pissenloque ! Je crois même que si je n’y avais pas été, les Autrichiens y seraient encore ! Leur avant-garde tenait ferme sur le village d’Arcole ! Tout autour, des marais! La seule voie d’accès, le pont sur l’Alpone, battu par leurs feux ! Masséna avait lancé de Blignières et son Royal Etranger sur San Bonifacio pour retarder Alvinzy ! Le Bep de Segrétain avait sauté l’avant veille sur les ponts de Gazello qui commandaient l’accès à l’autoroute. Face à la vingtaine d’escadrons autrichiens qui déboulaient de Montebello, il ne tiendrait pas un jour de plus. A deux reprises derrière Augereau, on avait tenté de franchir le pont débouchant sur Arcole ! Sans succès ! C’était pire qu’au Chemin des Dames ! Bizard, qui depuis le début de la campagne avait montré qu’il en avait, était quand même passé avec ses paras vietnamien ! Une course folle ! Accrochée à quelques maisons en ruine, sa compagnie se trouvait maintenant complètement isolée, sans eau et à court de munitions. Au matin du 17 novembre, nouvelle tentative ! Là-bas, sur notre flanc gauche, les amx 30 de Linage piétinent de rage devant l’Alpone et leurs trente bouches à feu asmathent le village. J’arrive en vue du pont avec mes tirailleurs sénégalais et mes zouaves ! On se prend une averse d’obus et de mitrailles ! Ca défouraille de partout ! Devant, les canons autrichiens sèment la mort chez les lignards ! Et puis, de l’autre coté du pont, sur le flanc gauche d’Arcole, voilà que j’aperçois les paras de Salvan ! Le bougre ! Avec sa bande de marsouins dépenaillés, il a du franchir les marais de nuit…avec des radeaux de fortune sans doute ! Les MG des Autrichiens hachent ses rangs. Si Bizard et Salvan ne sont pas dégagés rapidement, si on est pas sur Segrétain avant la tombée du jour, c’est sûr qu’on oublie Bazeilles et Camerone pour Arcole. Alors avec ma « force noire », je déborde la ligne qui refuse d’avancer et j’arrive au pont ! J’hésite ! Derrière, j’aperçois la division marocaine, le bataillon Laurier et ses turcos qui ajustent leur baïonnette, les légionnaires de Brochet de Vaugrigneuze, la compagnie Jaluzot en tête qui débordent eux aussi ! Et soudain, le Petit Caporal surgit ! Il saute de cheval et se rue en avant ! Au passage, il arrache mon étendard, il le brandit et comme un furieux il avance sur le pont, enjambant les cadavres ! Et me voilà sur le pont, sous la mitraille derrière l’Empereur ! Je me retourne ! Merde ! Je suis seul ! Là-bas à l’entrée du pont, j’aperçois mon vieil Abdoulaye Ndiaye qui me crie : « Mangin ! N’y va pas ! Ils vont te hacher menu ! » Autour de moi, explosions, grenailles, nuages de poudre, grenades et gravats ! Je ne sens rien, je ne vois rien, je n’entends rien ! Une sorte d’état second ! Buonaparte continue d’avancer ! Alors me retournant vers ma force noire, le bras désignant l’étendard j’entonne, je hurle ce chant de guerre qui jadis faisait trembler les murs de l’îlot T : « France o ma France éternelleelleu/ Pour toi je ferai batailleailleu/ Je quitterai père et mèreèreu/ Sans espoir de les revoir jamais/… » Instant magique ! Zouaves, tabors, goumiers, tirailleurs sénégalais ou algériens et légionnaires reprennent le chant de guerre ! En lignes profondes de pelotons par douze, ils marchent dans la mitraille, inexorablement : « France o ma France éternelle…Pour toi, je ferai batailleaailleu » ! C’est beau ! C’est puissant ! J’en frisonne ! Et puis c’est la charge ! Nous dépassons le Petit Caporal ! Le pont est franchi ! Les vagues de cette phalange magnifique qui mêle légionnaires, marsouins, zouaves goumiers, tabors et tirailleurs déferlent sur Arcole ! Un bref corps à corps ! C’est fini ! Je tremble, je m’écroule, je pisse le sang ! La hanche transpercée ! Je n’ai rien senti !
Autour de la table, le silence est abyssal, comme l’émotion soulevée par l’étonnant récit ! Rompu enfin par le vieux soldat !
– Alors, Vincenzo, a che cosa pensi ?
– …Si ! …A che cosa penso ?…A cette charge sur le pont d’Arcole - et se tournant vers les « galettes » - à vous…à votre charge l’autre soir contre ces malfrats… Et puis je songe aussi à mes héros des Puritains, aux « Têtes rondes » de Cromwell, aux « Cavaliers » du roi Charles Stuart…Il me vient, comme ça, quelques notes musicales, une sorte d’élan, une variation sur la bravoure…Taaa, taa, tata, taa ta tata…Oui ! …Une ligne vocale qui souligne…Des héros braves et fantasque…Taaa taa tata taa ta tata…taa ta tata tata tataa…Un mouvement musical qui épouse le caractère… commo se dice ? Il carattere estroso e furiosamente ardente di miei eroe !
– Attend, Vincenzo… ! Attend - s’exclame Léon Bouysset ! Cette marche…! Oui ! C’est ce qu’il nous faut Vincenzo ! Cette scansion, ce mouvement rythmé…Je le sens…Notre adieu à la galette !…
– Qu’est ce que tu veux dire Léon ?
– Vincenzo ! La galette ! Tu sais ce que ça représente pour nous ? La galette est supprimée ! Le maréchal Soult a décidé d’uniformiser nos tenues ! Plus de galette !…
Bercedague l’interrompt, ce barde fougueux qui n’a pas hésité à faire chanter l’une de ses créations, « Les Casos », par la belle Otéro !
– Oui Vincenzo ! Plus de galette ! Plus de fines galettes ! Alors comment dans l’avenir reconnaître ces bons enfants que l’on débine ? Comment distinguer ces cyrards joyeux et pleins d’entrain, ces valeureux dont les noms seront un jour gravés sur les marbres glorieux ? Ce seront des fines sans galette ! Des fines ? Mais nul ne dira pourquoi on les appelle ainsi ! On aura oublié la galette ! Non ! Non ! Il faut perpétuer le souvenir de la sainte galette ! Il faut perpétuer notre souvenir !
–
Plus de galette….Plus de fines galette ! C’est
insupportable – s’exclame Delprat ! Et comment les melons reconnaîtront
les vrais…les vrais officiers ? Un scandale ! Plus de fines
galettes…plus d’éclat ! Une Armée sans éclat ! Non !…
Tiens ! Messana m’a écrit…Messana et ses fameuses revues de pied !
Oui, mais du coup, il a boosté les voltigeurs du 17éme Léger qui, maintenant
drope le djebel comme des gazelles ! Il était à la prise de Constantine !
Les Arabes et les Turcs embusqués dans les maisons, bloquant la rue principale,
les colonnes de Combe et de
– T’as raison ! Plus de galette, plus d’officiers galette ? Non ! Impossible – s’exclame Bernard Moinet ! ! On ne fera pas taire les officiers ! Les galettes doivent survivre à la galette…
– Oui ! Survivre à la galette ! Tenir debout, résister à l’humiliation ! s’écrie Xavier Pineau ! Pensez à Delestraint mes amis ! Relevons la tête ! Il nous faut perpétuer la galette ! Demain, que l’horizon s’obscurcisse dans la rizière, sur le dejebel ou à Krupac, la galette aux valeureux devra encore servir d’étendard !
Le grand François s’est levé, dépliant son mètre quatre vingt dix :
– Moi, je vous propose un bon coup ! On défile torse nu le 14 juillet sur les Champs Elysées en brandissant la galette devant la tribune ! Je demande à Gainsbourg d’être présent, il nous arrange le coup ! Après, il va à la télé chez Drucker, il chante « Mon légionnaire », il brandit une galette…
– François – l’interrompt Lecointre ! Ca, c’est une bonne perche ! Mais devant une coince pareille, il nous faut un truc énorme qui puisse se pérenniser, qui…qui se transmette de promo en promo ! Une protestation qui traverse les siècles ! Mais aussi une lueur qui guide de futurs assauts ! Il nous faut donner du style à l’avenir qui s’annonce…notre style…
– Et bien, j’propose qu’on ensevelisse la galette à l’Ours, loin du bruit et du mouvement, avance Serge Parisot ! Qu’on grave nos noms sur ses murs! J’veux qu’quand mes enfants, ils s’ront saints-cyriens, ils pensent à leur père, qu’ils ajoutent leur nom en d’ssous du mien, à l’ours du Bahut !
– Parisot ! On sait combien tu chéris cet endroit charmant, cet asile de paix ! Mais ces murs ne sont pas éternels ! Non ! Pineau et Lecointre ont raison ! Il nous faut immortaliser la galette, en transmettre le sens…y associer pour l’éternité notre vaillante promotion ! Alors voilà ce que je…
Léon Bouysset ne peut achever sa phrase. Le sujet sensible a déclenché un grand tohu bohu que dominent les voix des plus furieux.
– Oui, compagneros ! Il faut affûter nos pieux et mener une guerre de tranchée – s’écrie Favreau ! Nous les fines galettes…Non ! Nous ne disparaîtrons pas ! Il faut laisser à ces « technocrates de broussailles »[4] un putain de souvenir! Une protestation qui traverse les siècles !
– Nous aligner sur les « crétins » et sur les « crétins potasseurs » ! Non ! Il nous faut réagir ! Une réparation ! Il nous faut pérenniser la « galette » sainte – s’exclame Degenne !
– La galette, c’est notre signe identitaire ! Faisons-en un symbole de l’officier ! On peut supprimer la galette mais on n’en supprimera pas le symbole…
Décidé à se faire entendre, Léon Bouysset interrompt Ollié :
– Ollié a raison ! Il nous faut faire de la galette un symbole puissant ! Brandissant un papier, il monte sur une table et il poursuit :
– Voilà! J’ai écrit un poème…Un adieu à notre sainte galette ! On va le faire chanter aux bazars, et puis à leur tour ils le feront chanter à leurs melons et puis ainsi de suite ! Ca deviendra tradi…Imaginez cela ! Dans un siècle, les saint-cyriens paraderont sur les Champs Elysées en nous chantant ! La galette s’imposera à toute l’Ecole ! Mais il nous faut un rythme, un air puissant !… Comme tu le dis, Vincenzo, une « variation musicale sur la bravoure »… qui…qui souligne, qui empoigne les couilles ! Et en t’écoutant là…Oui je sens que c’est ce qu’il nous faut !
Et Léon Bouysset, la voix tremblante, mouillée, commence à lire son poème :
–
Noble Galette, que ton nom soit immortel en notre
histoire…Qu’il soit ennobli par la gloire d’une vaillante promotion ! Et
si dans l’avenir, ton nom vient à paraître, on y joindra peut-être notre grand
souvenir. On dira qu’à Saint-Cyr où tu parus si belle,
Profondément concentré, Vincenzo l’écoute en fredonnant….Pam pampapam pam pam papam ! Et soudain, il se lève.
– Attend Léon ! Donne-moi ton texte !
Vincenzo monte à son tour sur la table. Il s’empare du texte ! Et lui, le maître du bel canto, de sa belle voix travaillée chez Rossini, il entonne les paroles…
– Ta ta tata, ta ta tata…Toi qui toujours dans nos malheurs fus une compagne assidue ! Toi qu’hélas nous avons perdue, reçois le tribut de nos pleurs !….
Instant magique ! Les galettes se lèvent à leur tour, spontanément ! Ils montent sur la table ! Ils entourent Vincenzo et Bouysset ! Et dans ce misérable estaminet de Puteaux, perclus du souvenir de leurs deux ans d’enfer, les voilà accolés, lisant et chantant les paroles par-dessus l’épaule de Vincenzo, la haute stature du soldat impérial, de celui qui enleva Marocains et Tunisiens au pont d’Arcole les surplombant comme un rêve éveillé ! Et peu à peu, la musique de leurs voix s’entrelace puissamment !
– Soit que le souffle du malheur sur nos têtes se déchaîne, soit que sur la terre africaine nous allions périr pour l’honneur, soit qu’un ciel plus pur reluise sur nos têtes et que loin des tempêtes nos jours soient tous d’azur ! Oui tu seras encore, O Galette sacrée, la mère vénérée de l’épaulette d’or…
– Ouaaah….Ouaahhhou….Vivent les officiers de France, vivent les galettes….
– Et ils ne nous feront jamais autant chier qu’on les emmerde - s’exclame Vatel !
– Les enfants ! Braves galettes – s’écrie Bellini, ému aux larmes ! J’ai ma variation sur la bravoure ! J’ai ma marche des Puritains ! Vous avez votre réparation ! Vous avez votre protestation[5].
Dans l’auberge, ils se sont tous levés : malfrats,
belles de nuit ou de jour, bourgeois et notaires en goguette, travailleurs,
travailleuses…Ils entourent les « galettes », les embrassent, les
enlacent… L’émotion est intense et charnue ! Le petit vin de Suresnes y
participe. Loin des chamarrures du faste militaire, il y a, ici et maintenant,
comme le sentiment diffus d’un moment historique ! Dans cet estaminet
enfumé de Puteaux, ce soir du 18 juin 1840,
Ce récit en clins d’œil, qui ne se soucie guère de datation
ou de chronologie, n’est pas aussi fantasmagorique qu’il n’y paraît. Il joue
sur cet esprit frondeur et fantaisiste qui caractérise un style d’officier,
dont on voudrait espérer qu’il n’est pas en voie de disparition ! Mais
surtout il met en scène un aspect notable de la création de
Car le baroque, refusant les rectitudes figées des formes classiques, privilégie le mouvement, les courbes et les métamorphoses. Dans un monde de bataille où rien n’est jamais sûr, il efface volontiers les frontières entre la vie et la mort, le rêve et la réalité, le vrai et le faux. Il voit le monde comme un théâtre et la vie comme une comédie. Il se nourrit de prouesses et cultive le panache. Son mouvement étonne et surprend. Insolite, épique et romantique, il lui faut la diversité, l’antithèse, les décalages, les hyperboles, et les métaphores. A l’image de certains de ces officiers à panache qui, cultivant l’esprit de prouesse et refusant d’être enfermés dans la règle, ont contribué à la gloire de l’Ecole.
[1] Cf. Caillard d’Aillières dans Une colonne s’avance en marée blanche, Editions du Rec, Malataverne, 1970, p.240 et suiv..
[2] Sur ce point et sur le
développement qui suit, on pourra notamment consulter le bel essai de P.Rondot,
De
[3] P. Monier-Vinard, Lettres d’un saint-cyrien à sa mère, Orange, Sources littéraires, 1958, p.240.
[4] Favreau emprunte cette
expression à G. Delas dans, Les pavés de
[5] Sur le concept de
« protestation » appliqué au corps militaire, on pourra notamment
consulter, P. Brossolet, Y.Biville et alii, Ne touchez pas aux hommes en bleu, éditions du Bleucerise, Annecy
1970 et P. de Coux, Mais où est donc passé le Premier bataillon ?, éditions de